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Bryn Shander

 

 

Bryn Shander ne ressemblait à aucune des autres communautés des Dix-Cités. Son fier fanion flottait haut dans le ciel, au sommet d’une colline au milieu de la toundra aride entre les trois lacs, au sud de l’extrémité orientale de la vallée des nains. Aucun bateau ne battait pavillon de cette cité, et elle n’avait de port sur aucun des lacs, pourtant il était quasiment incontesté qu’elle était le cœur de la région ainsi que son centre d’activité.

C’était l’endroit où faisaient étape les principales caravanes marchandes en provenance de Luskan, là où les nains venaient faire commerce, et où étaient logés la majeure partie des artisans, des graveurs sur ivoire et des experts qui estimaient leurs œuvres.

La proximité avec Bryn Shander était le deuxième facteur déterminant quant à la prospérité et la taille des villages de pêcheurs, seulement devancé par celui du nombre de poissons pêchés. Ainsi, Termalaine et Targos (sur les rives sud-est de Maer Dualdon) tout comme Caer-Konig et Caer-Dineval (sur les rives occidentales du lac Dinneshere), tous les quatre à moins d’une journée de voyage de la cité principale, étaient-ils les villages dominants sur les lacs.

De hautes murailles entouraient Bryn Shander, aussi bien pour protéger la ville du vent mordant que des invasions des gobelins ou des barbares. À l’intérieur, les bâtiments étaient semblables à ceux des autres villes : de basses constructions de bois. Cependant, à Bryn Shander, elles étaient plus serrées les unes contre les autres, et souvent subdivisées pour abriter plusieurs familles. Pourtant, si peuplée qu’elle soit, la cité inspirait un sentiment de confort et de sécurité, car elle était le contact le plus tangible avec la civilisation qu’on pouvait trouver à six cent cinquante kilomètres à la ronde.

Régis appréciait toujours les bruits et les odeurs qui l’accueillaient quand il franchissait les portes de bois cerclées du mur nord de la cité principale. Dans une moindre mesure, l’agitation et les cris qui émanaient des marchés à ciel ouvert de Bryn Shander et les colporteurs qui y foisonnaient lui rappelaient les jours qu’il avait vécus à Portcalim. Et comme à Portcalim, les rues de la cité étaient peuplées d’une mosaïque de toutes les races que pouvaient compter les Royaumes, comme des natifs du désert, grands et à la peau brune, mêlés à des voyageurs des Moonshaes au teint clair. Les vantardises des Méridionaux au teint cuivré et les récits fantaisistes que racontaient les robustes montagnards pour quelques pièces résonnaient à presque tous les coins de rue.

Et Régis se délectait de chaque détail, car si l’endroit était différent, le bruit restait le même. S’il fermait les yeux tandis qu’il se faufilait dans l’une de ces rues étroites, il pouvait presque retrouver la joie de vivre de ces années passées à Portcalim.

Mais cette fois-ci, la mission du halfelin était si importante qu’elle assombrissait même son habituelle bonne humeur. Il avait été horrifié par la nouvelle sinistre apportée par le drow et il était nerveux à l’idée d’être le messager qui la délivrerait au conseil.

Loin du bruyant marché de la cité, Régis passa devant la magnifique demeure de Cassius, le porte-parole de Bryn Shander. C’était l’édifice le plus grand et le plus luxueux des Dix-Cités, avec une façade à colonnade et des bas-reliefs qui ornaient tous ses murs. Elle avait été construite à l’origine pour les assemblées des dix porte-parole, mais comme l’intérêt qu’on portait aux conseils s’était évanoui, Cassius, fin diplomate et n’hésitant pas à avoir recours à la manière forte, s’était approprié le palace, en faisant sa résidence officielle, et il avait déménagé la salle du conseil dans un entrepôt vide, perdu dans un coin éloigné de la ville. Plusieurs des autres porte-parole s’étaient plaints de ce changement, mais bien que les villages de pêcheurs puissent souvent exercer une influence sur la cité principale pour les questions d’intérêt public, ils avaient peu de recours face à un problème si négligeable pour l’ensemble de la population. Cassius saisissait bien la mentalité des habitants de la cité, et il savait comment garder les autres communautés sous sa coupe. La milice de Bryn Shander pouvait vaincre les forces combinées de cinq villages, quels qu’ils soient, et les officiers de Cassius avaient un monopole sur les liaisons commerciales vers les indispensables marchés du sud. Les autres porte-parole grommelaient peut-être sur le délogement de leur salle de conseil, mais leur dépendance envers la cité principale les empêchait d’entreprendre quelque action que ce soit contre Cassius.

Régis fut le dernier à pénétrer dans la petite salle. Il regarda autour de lui, examinant les neuf hommes qui s’étaient rassemblés autour de la table, et il se rendit compte à quel point ce qu’il s’apprêtait à faire était hors de propos. Il avait été élu porte-parole uniquement parce que personne d’autre à Bois Isolé ne se sentait suffisamment concerné pour vouloir s’asseoir au conseil, mais ses pairs avaient accédé à leurs postes par leurs actions valeureuses et héroïques. Ils étaient les chefs de leurs communautés, ceux qui avaient organisé la construction et les défenses des villes. Chacun de ces porte-parole avait eu son compte de combats et plus encore, car les raids de gobelins et de barbares qui s’abattaient sur les Dix-Cités étaient plus fréquents que les jours ensoleillés. À Valbise, la réalité de la vie était simple : qui ne pouvait se battre ne pouvait survivre, et les porte-parole du conseil faisaient partie des combattants les plus éminents des Dix-Cités.

Régis ne les avait jamais trouvés intimidants auparavant, car, normalement, il n’avait jamais rien à dire au conseil. Bois Isolé, un village retiré, dissimulé dans un petit bois dense de sapins, ne demandait rien à personne. Considérant l’insignifiance de sa flotte de pêche, les trois autres villages avec lesquels il partageait Maer Dualdon n’avaient aucune revendication le concernant. Régis n’avait jamais fait part de son opinion à moins d’y être contraint et s’en était toujours prudemment remis au consensus quand il s’agissait de voter. Si le conseil était divisé sur une question, Régis s’en remettait simplement à l’avis de Cassius. Aux Dix-Cités, nul ne pouvait se tromper en s’en remettant à Bryn Shander.

Mais ce jour-là, Régis s’aperçut que le conseil l’impressionnait. La nouvelle sinistre qu’il apportait le rendrait vulnérable à leurs tactiques d’intimidation et à leurs représailles souvent coléreuses. Il concentra son attention sur les deux porte-parole les plus puissants, Cassius de Bryn Shander et Kemp de Targos, tandis qu’ils discutaient, présidant la table rectangulaire. Kemp avait l’allure d’un frontalier bourru : pas très grand, mais au torse puissant, avec des bras noueux, et un maintien sévère qui effrayait ses amis comme ses ennemis.

Cassius, quant à lui, ne ressemblait guère à un guerrier. Il était de petite stature, avec des cheveux blancs bien coupés et un visage où jamais n’apparaissait l’ombre d’une barbe mal rasée. Ses grands yeux bleus et brillants semblaient toujours absorbés par une satisfaction intérieure, mais quiconque avait vu le porte-parole de Bryn Shander brandir une épée dans une bataille ou opérer ses manœuvres d’attaque sur le terrain ne pouvait douter ni de ses prouesses en matière de combat ni de son courage. Régis appréciait véritablement cet homme, pourtant il restait prudent, ne voulant pas se retrouver en position de faiblesse. Cassius avait la réputation d’obtenir ce qu’il voulait aux dépens des autres.

— Je déclare la réunion ouverte, ordonna Cassius, en donnant un coup de marteau sur la table.

Le porte-parole hôte ouvrait systématiquement la réunion avec la formalité des décrets, la lecture de titres et de propositions officielles dont le but initial était de donner à cette assemblée une aura d’importance, impressionnant surtout les brutes qui y assistaient parfois pour parler au nom de communautés plus isolées. Mais aujourd’hui, avec la dégénérescence globale du conseil, la formalité des décrets ne servait plus qu’à retarder la fin des débats, au grand regret des dix porte-parole. Par conséquent, les formalités étaient de plus en plus réduites à chaque réunion, et il avait été question de les supprimer carrément.

Quand la liste eut enfin été énoncée en totalité, Cassius en arriva aux questions importantes.

— La première question à l’ordre du jour, dit-il, jetant à peine un coup d’œil aux notes étalées devant lui, concerne le différend entre les cités sœurs de Caer-Konig et Caer-Dineval sur le lac Dinneshere quant à leurs territoires. Je vois que Dorim Lugar de Caer-Konig a apporté les documents qu’il avait promis lors de la dernière assemblée, je vais donc lui donner la parole : porte-parole Lugar.

Dorim Lugar, un homme décharné au teint bistre dont les yeux semblaient ne jamais cesser de rouler avec nervosité, bondit presque de son siège à cette introduction.

— J’ai dans la main, cria-t-il, son poing levé refermé sur un vieux parchemin, l’accord original entre Caer-Konig et Caer-Dineval, signé par les chefs des deux villes. (Il pointa un doigt accusateur dans la direction du porte-parole de Caer-Dineval :) avec ta propre signature, Jensin Brent !

— Cet accord a été signé pendant une période d’amitié et dans un esprit de bonne volonté, rétorqua Jensin Brent, un homme plus jeune aux cheveux blond doré, dont le visage innocent le dotait souvent d’un avantage sur les autres qui le pensaient naïf. Déroule le parchemin, porte-parole Lugar, et laisse le conseil le regarder. Ils pourront vérifier qu’il n’est fait mention d’aucune disposition concernant Havre-du-Levant. (Il regarda les autres porte-parole à la ronde.) Havre-du-Levant pouvait à peine être qualifié de hameau quand l’accord pour diviser le lac en deux a été signé, expliqua-t-il pour la énième fois. Ils n’avaient pas un seul bateau à mettre à l’eau.

— Confrères porte-parole ! cria Dorim Lugar, sortant certains de la léthargie qui avait commencé à les envahir. (Ce même débat avait constitué l’essentiel des quatre derniers conseils sans qu’aucun des protagonistes gagne de terrain sur l’autre. La question était de piètre intérêt et de peu d’importance pour tous, les deux porte-parole concernés et celui de Havre-du-Levant exceptés.) Caer-Konig ne saurait être tenu responsable de la croissance de Havre-du-Levant, plaida Dorim Lugar. Qui aurait pu prévoir la Route du Levant ? demanda-t-il encore, faisant référence à la route droite et lisse que Havre-du-Levant avait fait construire jusqu’à Bryn Shander.

C’était une manœuvre intelligente qui se révélait être un atout pour la petite ville située sur le bord sud-est du lac Dinneshere. Alliant l’attrait de l’isolement de sa communauté avec un accès facile à Bryn Shander, Havre-du-Levant était devenu la ville dont l’expansion était la plus rapide au sein des Dix-Cités, dotée d’une flotte de pêche qui s’était étoffée au point de presque rivaliser avec celle de Caer-Dineval.

— C’est vrai ça, qui aurait pu le prévoir ? rétorqua Jensin Brent, trahissant un brin d’agacement. Il est évident que la croissance de Havre-du-Levant a eu pour résultat une concurrence sévère avec Caer-Dineval pour les eaux au sud du lac, tandis que Caer-Konig navigue en toute liberté dans la moitié nord. Pourtant, Caer-Konig a catégoriquement refusé de renégocier les dispositions de l’accord pour compenser ce déséquilibre. Nous ne pouvons pas prospérer dans des conditions pareilles !

Régis savait qu’il devait agir avant que la querelle entre Brent et Lugar soit hors de tout contrôle. Deux des précédentes assemblées avaient été ajournées à cause de leurs controverses stériles, et Régis ne voulait pas que ce conseil se désagrège avant qu’il leur ait parlé de l’attaque imminente des barbares.

Il hésita, mais il dut reconnaître qu’il n’avait pas le choix ; son refuge serait détruit s’il ne disait rien. Bien que Drizzt l’ait rassuré quant au pouvoir qu’il possédait, il conservait des doutes sur la véritable magie de la pierre. Malgré son manque d’assurance, un trait commun chez les créatures de petite taille, Régis s’aperçut qu’il avait une confiance aveugle dans le jugement de Drizzt. Le drow était peut-être la personne la plus instruite qu’il ait jamais connue, ayant vécu bien plus d’expériences que pouvait en conter Régis dans ses récits. Il était maintenant temps de passer à l’action, et le halfelin était fermement décidé à donner sa chance au plan du drow.

Il referma les doigts sur le petit marteau de bois qui était disposé devant lui, sur la table. Son contact était inhabituel et il s’aperçut alors que c’était la première fois qu’il utilisait cet ustensile. Il donna un coup léger sur la table de bois, mais les autres étaient absorbés par le concours de cris qui s’était déclenché entre Lugar et Brent. Régis se remit en mémoire l’urgence de la nouvelle apportée par le drow et frappa résolument le marteau sur la table.

Les autres porte-parole se tournèrent immédiatement vers le halfelin, une expression ébahie plaquée sur le visage. Régis s’exprimait rarement lors des réunions, et seulement quand il y était contraint par une question directe.

Cassius de Bryn Shander abattit son lourd marteau.

— Le conseil donne la parole au porte-parole… euh… au porte-parole de Bois Isolé, dit-il, et par son ton inégal, Régis put deviner qu’il avait eu du mal à prendre sa requête au sérieux.

— Mes chers confrères, commença Régis non sans hésitation, sa voix se brisant dans un couinement. Avec tout le respect dû au sérieux de la discussion entre les porte-parole de Caer-Dineval et de Caer-Konig, je crois que nous avons un problème plus urgent à débattre.

Jensin Brent et Dorim Lugar étaient livides devant cette interruption, mais les autres regardaient le halfelin avec curiosité.

Bon début, se dit Régis, j’ai maintenant toute leur attention.

Il s’éclaircit la voix, dans une tentative de rendre sa voix plus ferme et un peu plus impressionnante.

— J’ai appris, sans l’ombre d’un doute, que les tribus barbares sont en train de se rassembler pour lancer une attaque commune sur les Dix-Cités ! (Bien qu’il tente de rendre son annonce dramatique, Régis se retrouva face à neuf hommes apathiques et désorientés.) À moins que nous formions une alliance, continua Régis sur le même ton pressant, la horde envahira nos communautés une par une, massacrant tous ceux qui oseront s’opposer à eux !

— Il est certain, porte-parole Régis de Bois Isolé, dit Cassius (d’une voix qu’il voulait apaisante, mais qui était en fait condescendante), que nous avons survécu aux précédents raids barbares. Il n’y a aucune raison de…

— Celui-ci est différent ! cria Régis. Toutes les tribus se sont unifiées. Dans les raids précédents, les villages ont fait face à une seule tribu à la fois, et nous nous en sommes généralement bien sortis. Mais comment Termalaine ou Caer-Konig – ou même Bryn Shander – pourraient-ils résister à l’ensemble des tribus de Valbise ?

Certains des porte-parole se renfoncèrent dans leurs sièges pour réfléchir aux paroles du halfelin ; les autres commencèrent à parler entre eux, certains en plein désarroi, d’autres incrédules et irrités. Finalement, Cassius abattit de nouveau son marteau, appelant la salle au silence.

Puis, avec sa bravade habituelle, Kemp de Targos se leva lentement de son siège.

— Puis-je parler, mon ami Cassius ? demanda-t-il avec une politesse superflue. Peut-être suis-je en mesure de remettre en perspective cette grave déclaration.

Régis et Drizzt avaient fait quelques suppositions sur les alliances possibles quand ils avaient planifié les actions du halfelin dans ce conseil. Ils savaient que Havre-du-Levant, qui avait été fondé sur le principe de la fraternité entre les communautés des Dix-Cités et qui prospérait ainsi, adopterait ouvertement le concept d’une défense commune contre la horde barbare. De même, Termalaine et Bois Isolé, les deux villages les plus accessibles et les plus souvent pillés des dix localités, accepteraient volontiers toute offre d’assistance.

Pourtant, même Agorwal, porte-parole de Termalaine, qui avait tant à gagner d’une alliance défensive, se déroberait et garderait le silence si Kemp de Targos refusait d’adhérer au plan. Targos était le plus grand et le plus puissant des neuf villages de pêche, avec une flotte qui faisait bien deux fois celle du suivant sur la liste.

— Chers confrères, membres du conseil, commença Kemp (se penchant par-dessus la table pour paraître plus imposant aux yeux de ses pairs), nous devrions en savoir plus sur le récit du halfelin avant de commencer à nous inquiéter. Nous avons repoussé les envahisseurs barbares et bien pire suffisamment souvent pour être certains que nos défenses, même celles des plus petits de nos villages, sont suffisantes.

Régis était de plus en plus tendu tandis que Kemp déroulait le fil de son discours, attaquant un par un les arguments du halfelin de façon à détruire sa crédibilité. Lors de leur préparation, Drizzt avait établi que Kemp de Targos était la clé du problème, mais Régis connaissait le porte-parole mieux que le drow et il savait que Kemp ne se laisserait pas manipuler aisément. Kemp et ses manières étaient l’illustration vivante des tactiques de la puissante ville de Targos. Il était grand et intimidant, souvent pris d’accès de colère qui en imposaient même à Cassius. Régis avait tenté de convaincre Drizzt de changer cette partie du plan, mais le drow avait été intransigeant.

— Si Targos consent à accepter l’alliance avec Bois Isolé, avait raisonné Drizzt, Termalaine s’y joindra volontiers et Bremen, le dernier village sur le lac, n’aura d’autre choix que de suivre le mouvement. Bryn Shander ne s’opposera certainement pas à une alliance forte entre les quatre villages du plus grand et du plus prospère des lacs, et avec Havre-du-Levant dans le pacte, une incontestable majorité de six voix sera obtenue.

Les autres n’auraient alors d’autre choix que de collaborer. Drizzt pensait que Caer-Dineval et Caer-Konig, craignant que Havre-du-Levant bénéficie d’une considération particulière dans les futurs conseils, feraient alors montre d’une loyauté ostentatoire, espérant grimper dans l’estime de Cassius. Bon-Hydromel et la Brèche de Dougan, les deux villages sur le lac d’Eaux-Rouges, bien que relativement à l’abri d’une invasion en provenance du nord, n’oseraient pas se tenir à l’écart des huit autres communautés.

Mais tout cela n’était que des spéculations pleines d’espoir, comme le comprit clairement Régis en voyant Kemp le regarder d’un air furieux de l’autre côté de la table.

Drizzt avait admis le fait que le plus grand obstacle à la formation de l’alliance serait Targos. Dans son arrogance, la puissante cité pouvait se croire capable de résister à tout raid barbare. Et si la ville parvenait à survivre, la destruction de certains de ses concurrents pourrait se révéler profitable pour elle.

— Vous dites avoir été informé d’une invasion, commença Kemp. Où avez-vous donc pu recueillir cette information précieuse, et sans doute, difficile à obtenir ?

Régis sentit la sueur perler sur ses tempes. Il savait où mènerait la question de Kemp, mais il n’était pas question de contourner la vérité.

— Par un ami qui voyage souvent dans la toundra, répondit-il sincèrement.

— Le drow ? demanda Kemp.

Avec sa tête penchée en arrière et Kemp qui le surplombait, Régis se retrouva rapidement sur la défensive. Le père du halfelin l’avait prévenu un jour qu’il serait toujours désavantagé dans ses tractations avec des humains, car ils étaient physiquement contraints de baisser les yeux pour lui parler, comme ils le faisaient avec leurs propres enfants. Dans de tels moments, les mots de son père sonnaient douloureusement juste aux oreilles de Régis. Il essuya une goutte de sueur sur sa lèvre supérieure.

— Je ne peux pas parler en votre nom à tous, continua Kemp, accompagnant ses paroles d’un ricanement qui tournait en ridicule le grave avertissement du halfelin, mais j’ai trop d’importants travaux à faire pour aller me cacher sur la foi des dires d’un elfe noir !

Le porte-parole rit de nouveau, et cette fois-ci, il n’était pas le seul.

Agorwal de Termalaine offrit un soutien inattendu à la cause chancelante du halfelin.

— Peut-être devrions-nous laisser le porte-parole de Bois Isolé continuer son récit. Si ce qu’il dit est vrai…

— Ses mots se font l’écho des mensonges d’un drow ! grogna Kemp. N’y prêtez pas attention. Nous avons repoussé les barbares auparavant, et…

Mais Kemp fut alors lui aussi interrompu quand, tout à coup, Régis bondit sur la table du conseil. C’était la partie la plus précaire du stratagème de Drizzt. Le drow avait confiance en son plan et l’avait décrit d’un ton détaché, comme si cela n’allait pas poser le moindre problème. Mais Régis avait l’impression qu’un désastre imminent planait autour de lui. Il croisa les mains derrière son dos et tenta de paraître maître de lui-même, même si Cassius n’entreprit aucune action contre sa tactique peu commune.

Pendant la diversion d’Agorwal, Régis avait sorti le rubis qu’il portait en pendentif de sous son gilet. Le joyau scintillait sur sa poitrine tandis qu’il parcourait la table d’un bout à l’autre, comme s’il s’agissait de son estrade personnelle.

— Que savez-vous du drow pour rire ainsi de lui ? demanda-t-il à ses confrères, s’adressant ostensiblement à Kemp. L’un de vous peut-il nommer une seule personne à laquelle il a nui ? Non ! Vous le punissez pour les crimes de ses pairs, pourtant avez-vous oublié que si Drizzt Do’Urden se trouve parmi nous c’est parce qu’il a rejeté les usages de son peuple ?

Le silence qui envahit la salle permit à Régis d’établir que son petit discours avait été soit impressionnant, soit absurde. Quoi qu’il en soit, il n’était pas assez arrogant ou stupide pour croire que cela suffirait à achever la besogne.

Il avança jusqu’à Kemp pour lui faire face. Cette fois, c’était au halfelin de baisser les yeux, mais le porte-parole de Targos semblait sur le point d’éclater de rire.

Régis devait réagir sans tarder. Il se pencha légèrement et leva la main jusqu’à son menton, en apparence pour se gratter, bien qu’en vérité le mouvement de son bras eût pour but de faire tournoyer son pendentif au passage. Il ne brisa pas le silence ambiant et se mit alors à compter patiemment comme Drizzt l’avait préconisé. Dix secondes s’écoulèrent et Kemp n’avait pas cillé. Drizzt avait dit que cette durée serait suffisante, mais Régis, étonné et inquiet de la facilité avec laquelle il avait accompli sa tâche, laissa passer encore dix secondes avant d’oser mettre les certitudes du drow à l’épreuve.

— Vous pouvez sûrement concevoir qu’il serait sage de se préparer à une telle attaque, suggéra calmement Régis. (Puis, dans un chuchotement que seul Kemp pouvait entendre, il ajouta :) ces gens comptent sur toi pour les guider, éminent Kemp. Une alliance militaire ne ferait qu’accroître ta stature et ton influence.

L’effet fut fulgurant.

— Peut-être que les paroles du halfelin recèlent plus que ce que nous avons cru au départ, dit mécaniquement Kemp, ses yeux vitreux rivés sur le rubis.

Abasourdi, Régis se redressa et remit prestement la pierre sous son gilet. Kemp secoua la tête comme pour se détacher d’un rêve déroutant en frottant ses yeux secs. Le porte-parole de Targos ne pouvait se rappeler les quelques instants qui venaient de s’écouler, mais la suggestion du halfelin avait été profondément implantée dans son esprit. Kemp se rendit compte, à sa propre stupéfaction, qu’il avait changé d’avis.

— Nous devrions écouter les paroles de Régis avec attention, déclara-t-il d’une voix forte. Car nous ne perdrions rien à forger une telle alliance, alors que ne rien faire pourrait en effet mener à de graves conséquences !

Jensin ne fut pas long à saisir cette occasion, et bondit de son siège.

— Le porte-parole Kemp parle avec sagesse, dit-il. Vous pouvez compter le peuple de Caer-Dineval, toujours partisan des efforts conjoints au sein des Dix-Cités, dans les rangs de l’armée qui repoussera la horde !

Les autres porte-parole s’alignèrent derrière Kemp comme Drizzt l’avait escompté, Dorim Lugar clamant sa loyauté encore plus fort que Brent.

Régis avait de quoi être fier de lui quand il quitta la salle du conseil un peu plus tard ce jour-là, et il avait retrouvé l’espoir que les Dix-Cités survivent. Pourtant, les pensées du halfelin étaient consumées par les implications de la découverte du pouvoir que recélait son rubis. Il se torturait l’esprit pour trouver la façon la moins risquée de transformer ce nouveau pouvoir de persuasion en gain de confort et de bénéfices.

Que c’est aimable de la part du Pacha Amas de m’avoir donné cette pierre-là, se dit-il tandis qu’il passait la porte principale de Bryn Shander et se dirigeait vers l’endroit où il était prévu qu’il retrouve Drizzt et Bruenor.

L'Éclat de Cristal
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